Duel, le châtiment
74 x 94 cm
 
Duel le châtiment
 
 
     
 
 
 

Analyse de l'oeuvre par Marie-Hélène Barreau Montbazet,
Docteur en histoire de l'art, Paris I Sorbonne

 

1. UNITÉ DUELLE...

Ce dessin est né bien avant qu'on ne témoigne notre solidarité au magazine satirique « Charlie hebdo » et notre attachement aux valeurs fondamentales de liberté d'expression. Le dessin était en cours de création plusieurs semaines avant ce drame. La perception de cette œuvre est aujourd'hui un peu différente face à l'actualité, sa résonance plus large; le crayon est devenu un symbole républicain fort, une arme de guerre pour défendre nos convictions. Blake disait que l'évidence d'aujourd'hui est l'imagination d'hier. Au parti pris esthétique et stylistique se mêle spontanément un parti pris de liberté imprégné d'une réalité conjoncturelle à laquelle ne peut échapper l'observateur contemporain.

Il s'agit du deuxième volet de « Duel », un jeu de mains en deux actes, deux mouvements. Un coup de crayon magistral sur tous les plans, une création hyperréaliste d'une tridimensionnalité remarquable . Mine de rien , l'instrument apparemment inoffensif, infime et discret, neutralise l'adversaire, aussi imposant soit-il, d'un simple coup de crayon, un jeté d'ancre. La main est transpercée, immobilisée, la cible est atteinte en plein centre. Plusieurs crayons-javelots déjà bien usagés semblent avoir été catapultés en vain, l'un d'entre eux, jaune pâle, s'est planté dans une des brèches de la planche située dans l'aire de lancement. Le « pigmencre » s'écoule de la main et sur la traverse en bois : du bleu au centre, du vert, du jaune, du violet à la périphérie sur l'arrière-plan, quelques traces de la palette virtuelle de l'artiste sur les doigts.
Le rapport de force est d'autant plus démesuré lorsqu'on réalise que la proportion de la main gauche représentée est bien supérieure à la réalité incarnée. Provocatrice dans le premier volet, elle devient à son tour victimisée.
Le pigment fluide jaillit, se modèle et prend corps sous forme de matière physique et couleur-lumière; il provient de la main et non du crayon noir mis en cible. Le choix chromatique est significatif. Il est d'usage de considérer que le bleu est l'ouverture, la découverte et l'introspection. Une tonalité qui renvoie paradoxalement à la sérénité, à l'évasion, et non à la vengeance. Le noir est contraire ou absence de couleurs, rigueur et pointe sèche.
Des crayons brisés mais affûtés, des armes d'un combat que l'on est tenté d'associer à une ouverture, un plaidoyer vers le juste milieu de la main. Cette main est devenue accessible et réceptive, dressée sans vraie résistance. C'est une dualité créatrice et non usurpatrice, l'expression ardente de deux libertés fertiles qui s'unissent, deux langages artistiques étrangers qui fusionnent et deviennent indissociables.
Une image auto-satirique, un dédoublement de l'œuvre d'art, l'autoportrait insolite et ironique d'un peintre aux crayons de couleurs qui façonne le virtuel et conçoit la peinture dans un rapport d'opposition et de relativité à lui; une peinture à laquelle il voue une admiration secrète.
D'un point de vue stylistique, la verve du dessin disparaît sous l'absence rémanente de peinture, son évanescence, un visible insaisissable. Le rendu et les effets de matières sont toujours excellents d'une précision presque scientifique. On ne voit dans la facture aucun geste de peinture, aucun résidu, aucune trace subjacente, seulement la pulpe duveteuse qui sature la surface plane du dessin, un rendu des détails très rigoureux. Il faut regarder de près, en-deçà et au-delà pour identifier le médium, lire dans sa trame. La vue nous trompe, on ne voit jamais assez et encore moins l'effacement du visible ou sa discontinuité, le passage invisible, délicat, de la gomme électrique pour tous les effets de matière et subtilités.

Si la peinture est un pur mirage à vue d'œil, la musicalité inaudible lorsque le dessin est terminé est pourtant bien réelle durant toute la composition du dessin à travers les passages pénétrants et endurants des mines, leur frottement harmonique sur le papier, leurs entrelacements de formes et d'idées qui germent. Une musique sérielle qui ne varie pas en fonction de la couleur.

On peut de manière générale convenir que la peinture réelle peut inclure le dessin, autrement dit que la peinture peut être dessin dans la pratique. Mais le dessin n'est pas la peinture même s' il entretient avec elle une relation privilégiée, inattendue; la peinture reste un leurre. Elle est dans sa substitution presque un mystère, une altérité intime; c'est aussi un exercice de style, de mimétisme, une signature. L'artiste voile notre perception, trouble nos sens, tout en se découvrant et en se révélant à nous, peut-être aussi un peu à lui-même.
L'intitulé « Duel » de médiums ne serait-il pas un tant soit peu une bataille d'ego ?


 

2. ET SI L'ART POUVAIT SAUVER LE MONDE ?

L'arrière-plan en partie obstrué par une planche en bois semble a priori secondaire alors qu'on devrait s'y attarder pour différentes raisons. Tout est double langage et retournement dans cette œuvre.
D'un point de vue artistique, la texture est palpable, les veines de pigments et de rehauts dessinent des flux ondoyants qu'on ne se lasse pas de contempler. Le détail minutieux du rendu plastique de la matière brute, les ombres portées, les nuances sont d'une précision quasiment photographique.

Allons au-delà :
L'extrémité de cette planche, la position de la main et celle des différents crayons javelots, orientent immédiatement la perspective de ce dessin. C'est de toute évidence la représentation d'une main crucifiée, clouée sur la croix, un renvoi à la Passion du Christ. L'artiste souffre, sa main divine est percée d'un glaive. Les crayons épars attestent d'une flagellation. C'est encore mine de rien une révélation surprenante et discrètement provocatrice. C'est un sang de pigments qui s'écoule.
Quel est le sens de cette crucifixion ?
Qui sont aujourd'hui les « Pilate » impitoyables et incompétents (le terme est de Pilate !) qui exécutent, jugent l'art, laissent périr les créateurs et s'en lavent les mains ?
Dostoïevski écrivait que la beauté sauverait le monde. Ici, l'artiste fait acte de foi : il se sacrifie pour être reconnu, pour exister, pour régénérer le monde . Son pouvoir démiurgique est l''instrument de notre salut.
Si les scènes de crucifixion sont largement développées dans l'histoire de l'art, la représentation de cette main suppliciée est originale. Patrick est ici à la fois metteur en scène et acteur ; on l'assimile dans ce contexte au Concepteur, au Messie, au Christ Rédempteur. Les associations d'images et d'idées ne manquent pas . L'artiste est la victime incomprise, persécutée ; ses blessures intérieures sont des stigmates extérieurs. La création artistique est fondamentale et nécessaire pour arracher l'humanité à la perdition. L'artiste pense à la glorification qui accompagne la résurrection; c'est la source d'espérance de métamorphoser notre condition humaine, de créer un univers de liberté, et de laisser peut-être une part d'éternité.

La dimension du dessin est double lorsqu'on regarde le positionnement des crayons. La paume de la main est enclouée à l'horizontale comme le fut le Christ par les poignets avant d'être redressé à la verticale. On comprend mieux ainsi l'écoulement vertical du pigment et le placement des crayons.

La croix dans sa forme globale est l'union des complémentaires. Elle symbolise à la fois la synthèse et la mesure, l'orientation.

Le dessin au crayon devient matière peinte au même titre que les mots sont matière verbale. Patrick en joue avec plaisir et talent entre réel et imaginaire, visible et visuel.

Une complicité admirable entre deux médiums ambivalents qui se connaissent mal, feignent de se combattre, mais aussi entre deux mains créatrices qui ne peuvent être séparées. Sublime travestissement du dessin. La peinture transcende le dessin. L'artiste a désormais « les mains libres » et « carte blanche », il peut tout créer à condition de lâcher prise. Notre perception est toute aussi libre, elle relève du questionnement perpétuel.

Voyons en confrontant les deux volets de ce prétendu « Duel » une création à deux mains, un dialogue fécond, une alliance, un duo chorégraphique, une unité duelle plutôt qu'une mise à feu ou une individualité séparée. On ne met pas d'un côté l'océan et de l'autre les vagues. Les deux mains, que tout semble opposer, diviser, n'en font qu'une, il n'y en a plus qu'une seule de représentée sur ce dessin.

C'est une magnifique allégorie de la Trinité : le créateur et ses deux mains à la gloire de l'Art !



Marie Hélène Barreau Montbazet